La passe Toahotu de Tahaa

Il y a dans Polynesia, perdus au sein du temps dit « présent », par opposition aux époques si éloignées des anciens Polynésiens ou des hommes du 51ième siècle, quelques passages où la réalité d’aujourd’hui l’emporte un instant… un instant seulement car insensiblement, sans qu’on y prenne garde, la fiction est de nouveau là. C’est le cas du texte ci-dessous, extrait du tome 1 de Polynesia « Les Mystères du temps », qui évoque une arrivée à la voile sur une île polynésienne, une arrivée vécue par Alpha et moi, …enfin, pas tout à fait… ici c’est Monique et moi… mais nous sommes bien à bord de notre voilier, le Toa Marama, personnage à part entière de Polynesia …

Dans le monde dit réel, c’est bien en 2000 que le Toa Marama met pour la première fois le cap vers les Iles Sous-le-Vent depuis Tahiti. Entre la passe Taapuna de Tahiti et la passe Toahotu de Tahaa, notre objectif à 120 milles, juste le temps de passer une nuit en mer sous les étoiles du grand Océan.

Et puis c’est le matin. Et, devant l’étrave, la douce lumière du jour naissant éclaire à l’horizon les sommets de Tahaa, l’île Vanille…

à bâbord le motu Toahotu, à tribord le motu Mahaea, à proximité duquel nous allons jeter l’ancre et où le rêve ne tardera pas à reprendre le dessus…

extrait

<<< Le soleil est déjà haut, il fait très chaud. La passe Toahotu dans trente minutes. Tout s’accélère. Être attentif. En Polynésie, au large il n’y a pas de risques. Les fonds très importants se chiffrent en plusieurs milliers de mètres. Le danger est dans l’approche de l’île. Les précédents ne manquent pas de pauvres bateaux ratant la passe et percutant la barrière. Les navires métalliques ont plus de chance de s’en sortir. Cependant, les passes sont toujours des chenaux étroits entre le corail, et aussi juste au-dessus de lui. Elles font parfois moins de cent mètres de large. Dans certaines, qui sont sûres, les fonds sont relativement importants, trente mètres ; dans d’autres, ils peuvent être de quelques mètres seulement. Une houle bien formée venant du large y est alors très dangereuse. Dans tous les cas, il faut pénétrer entre des rouleaux, souvent impressionnants, mais qui heureusement restent bien localisés de chaque côté. Ces énormes vagues, qui déferlent toujours au même endroit, sont appréciées par les surfeurs. La passe de Toahotu est bientôt là avec ses deux balises, rouge bâbord et verte tribord, et son alignement à rechercher dans le paysage.

Vingt minutes de la passe Toahotu Le vent revient doucement. Arrêt du moteur. Se pourrait-il que le silence soudain réveille Alpha ? Non, elle dort toujours. De nouveau, je déroule le génois. L’approche d’une île dans la douceur des mouvements d’un bateau à voiles est une bénédiction. Je laisse le Toa Marama en prendre à son aise avec la délicatesse des alizés. On va mouiller dans moins de deux mètres d’eau, juste derrière l’un des deux motu encadrant la passe. On pourra prendre là le vrai rythme de la journée. Maintenant, on distingue très bien les détails de l’île. Les motu, les flancs de montagne couverts d’une végétation luxuriante prennent forme petit à petit. Alpha sera heureuse de constater qu’il fait chaud, et il me tarde d’aller rendre visite aux habitants sous-marins du lagon.

8 h 40 Arrivée dans quinze minutes. Je viens de réveiller Alpha. Elle prend les jumelles et déclare : « Je vois l’alignement, tout va bien. » L’évolution des fonds donnée par le sondeur est conforme aux informations de la carte. Comme pour les avions, la troisième dimension est essentielle. Sur un bateau, c’est la profondeur qui change et non l’altitude mais c’est toujours un atterrissage. La passe est là. Passage à la voile vers un autre monde. Le Toa Marama, grand-voile haute et génois bien établi, glisse majestueusement entre les motu. Instant magique trop court où la houle du Pacifique se calme et disparaît, où les eaux prennent des couleurs qui étonnent. Où nos regards ne savent plus où se poser, où l’on comprend l’émerveillement des premiers Européens découvrant la nouvelle Cythère.

Je songe que cette pirogue à balancier qui est là, à petite distance de nous, aurait pu, deux ou trois siècles plus tôt, venir accoster notre navire en nous proposant un échantillonnage de fruits tropicaux. À son bord un fier täne manie une belle rame sculptée. De manière typiquement asymétrique, l’une de ses jambes et l’un de ses bras montrent des tatouages à la géométrie étrange. Il porte une couronne de feuillage qui cache à peine la malice de ses yeux noirs et la franchise de son sourire est un vrai cadeau. Sa vahine nous tend une vasque aux reflets nacrés qui se révèle être une demi-coque de bénitier. Elle y a disposé quelques mangues vertes, jaunes et orange. Les papillons rouge vif posés sur les fruits, et dont l’un s’est échappé pour venir orner l’une de ses oreilles, sont en fait des fleurs d’hibiscus qu’elle vient juste de cueillir. Avec un geste charmant de la main, elle décrit un baiser qui s’envole jusqu’à nous comme un oiseau et nous tend un bouquet parfumé fait de tiare. Ses longs cheveux noirs s’ornent d’une couronne de fleurs blanches et mauves, agrémentée de petites feuilles vernissées qui pointent tels des rayons verts et son sourire est une invitation au bonheur. Elle porte un paréo bleu orné de grandes fleurs blanches qui ne couvre que ses reins et la courbe généreuse de sa poitrine si naturellement nue me trouble. …

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