Roman... vous avez dit roman ?

Ce n’est pas une idée nouvelle, mais peut-être n’est-elle pas suffisamment présente à notre esprit : le monde n’est pas ce qu’il semble être. Ou plus exactement ce que nous désignons comme « le monde » n’est peut-être pas exactement « le monde ». Quel monde ? Celui des physiciens et des explorateurs de la structure fine de la matière ? Pas du tout - quoique à l’échelle où la mécanique quantique s’applique la question soit pertinente – mais non, je n’évoque que le monde ordinaire, celui de tous les jours, celui des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des idées et des émotions, de la connaissance et des aventures de la vie, le monde du bonheur que l’on espère et du malheur qui nous accable. Le monde… ou les mondes ? Les mondes que l’on trouve naturellement dans les romans.

Pourquoi parler des mondes des romans ? Quelle légitimité pourrais-je avoir pour le faire ? Peut-être simplement parce que je suis tombé en écriture. Peut-être parce que j’aime bien raconter des histoires qui pourraient être vraies… ou pas vraies du tout. Sans doute aussi parce que je me surprends moi-même à naviguer à la frontière de ce qui semble être raisonnable et de ce qui semble ne pas l’être. J’aime bien rêver. Je m’interroge sur la nature du rêve. Qui ne l’a jamais fait ?

Beaucoup se sont réveillés avec dans l’esprit la résolution lumineuse d’un problème a priori obscur, un problème pour lequel ils ont le sentiment d’avoir enfin perçu la solution dans leur imaginaire onirique. Au bord de ce qui est et de ce qui n’est pas, ils ont vu, qui, comment, et pourquoi. Et maintenant, avec cette nouvelle vision des choses, alors qu’ils sont bien éveillés, ne sont-ils pas entrés dans un autre monde ?

Certains prétendent que la fonction du rêve est de réorganiser, structurer, classer, tous les événements qui se succèdent et se bousculent en nous et autour de nous pendant l’éveil. D’autres iront jusqu’à affirmer que l’état fondamental, l’état normal de notre cerveau, est justement l’état où nous sommes en sommeil, et particulièrement l’état où nous sommes en train de rêver. Mais peut-on rêver en étant bien éveillé ? Existe-t-il des phases pendant lesquelles, sans dormir, nos idées caracolent dans des sphères oniriques ? Mettons de côté toutes les drogues et leurs manifestations destructrices bien connues et regardons de plus près un monde moins hostile, celui de l’art en général. Que devient le monde dit « réel » quand nous sommes en présence d’un livre ou d’une peinture, quand nous écoutons une symphonie ? Est-ce que nous prêtons le flanc à une possible vision décalée des choses ordinaires ? Est-ce que nous passons de l’autre côté du miroir ? Le monde dit « réel » ne serait-il qu’une théorie, une convention tacite, une norme de référence, certes ô combien nécessaire, mais l’homme n’est-il un homme que par le « réel » qui l’entoure, ou par la perception, toute personnelle, qu’il en a ? Tout humain ne regarde son proche univers que par les prismes multiples de son esprit conscient – ou non -, de son éducation, de sa culture, de sa mémoire, de ses souvenirs, etc.. Sans tomber dans une approche prétentieuse à caractère psychanalytique, je dirais que l’homme est aussi probablement homme par la présence inévitable de ses fantasmes. Même si la signification des rêves reste mystérieuse, les liens qui les unissent aux émotions de toute nature sont très puissants.

Je ne pense pas trop me tromper en élargissant la réflexion à l’art, qu’il s’agisse par exemple de musique et de peinture, ou plus généralement de mélodie et d’image. Les rêves, les mélodies, les images, nourrissent nos fantasmes, et les romans aussi. Alors, je me suis interrogé sur la nature de ces trois vecteurs culturels que sont la mélodie, l’image et le roman. Il est clair que les fantasmes et les rêves qui orbitent autour des deux premiers sont très anciens dans l’histoire de l’homme, toutes cultures confondues. En revanche, le roman est bien plus récent dans l’histoire en raison de la nécessité d’utiliser un système d’écriture. Sans créer une sorte d’échelle de valeur entre ces trois domaines, je verrais bien le roman comme une machine à rêves intermédiaire entre symphonie et peinture. Il me semble que le roman emprunte un peu à ces deux très anciens piliers culturels et qu’il trouve dans sa spécificité une étonnante force. Serait-il le seul à posséder un code secret ouvrant les portes d’un monde à la fois bien cadré, et cependant propice à tous les fantasmes ? La musique est si belle, si nécessaire et si ancrée dans toutes les cultures, mais par définition si évanescente, si dépendante de l’écoulement du temps et si imprévisible, qu’elle ne semble pas vraiment guider nos rêves vers une histoire unique comme le fait le roman. Chacun de nous n’entend-il pas dans une symphonie ce qu’il souhaite imaginer à un instant précis ? Parfois, comme pour cadrer l’imaginaire de l’auditoire, la présentation d’une œuvre musicale glisse du contexte de sa création vers une histoire bien déterminée qu’évoquerait l’entrée en scène des divers instruments : « … les flûtes arrivent les premières, puis les clarinettes ; dans le jardin, Alberto s’approche de Claudia endormie, mais son père veille et les contrebasses rugissent fortissimo… ». Et l’image, la peinture, le tableau, souvent si percutants, si émouvants, si provocateurs, si évidents dans une présence forte, colorée, contrastée, symbolique, mais sans doute de la nature d’un choc immédiat, frappent notre vision par un impact avant tout spatial et définitif. Temporelle la musique, spatiale l’image.

Et le roman ? Multidimensionnel sans doute, par cette affirmation d’une histoire que l’auteur nous impose pour un temps qui toujours prend du corps, par toutes ces chimères qui émergent, et par toutes les illusions qu’il distille comme des mirages en nous laissant croire à l’existence d’un univers parallèle. Sur tout ce terreau qu’apporte l’auteur, naissent des réflexions propres au lecteur contribuant à développer ses propres rêves et sa propre culture. Une culture cependant universelle, imprégnée d’histoire d’humains, de création et d’amour, de pouvoir et de guerre, de bonheur et de malheur aussi, une histoire des choses de la vie en somme. C’est pour ça, je suppose, que l’on aime les romans, ils nous font pénétrer dans nos propres rêves et nos propres fantasmes… les romans : des machines à rêver… en connivence avec l’auteur.

Tout le monde sait que lire un roman c’est créer un couple auteur/lecteur. De cette complicité holistique, de cette association temporaire et souvent fugitive, ne naît-il pas un monde nouveau ? Un monde unique, l’histoire écrite par l’auteur complétée par l’imaginaire du lecteur. C’est une émergence, c’est une naissance, c’est un rêve, c’est un roman. Un roman, c’est comme une clé forgée par l’auteur. Il la propose aux lecteurs pour qu’ils l’utilisent à leur convenance. Ils soulèvent le voile, écartent les brumes, et avec plus ou moins de bonheur, finissent toujours par ouvrir les portes du rêve. Ils découvrent alors un monde nouveau et fragile, un monde chargé de leurs propres fantasmes. Un monde où ils peuvent rêver en restant éveillés. Un monde où ils se reconnaissent dans telle ou telle situation, où ils s’identifient à tel ou tel personnage. Quelle que soit leur propre expérience, ils pénètrent les angoisses du héros, ils partagent ses peines et ses espoirs, ils souffrent avec certains, sont heureux avec d’autres, vibrent avec une héroïne, détestent celui-là… Ils sont dans un monde parallèle où les personnages ont des visages précis, les fleurs des parfums évidents, les couleurs des tons limpides, et ils jureraient leurs grands dieux qu’ils entendent toutes les musiques du monde s’égrener dans le temps, et que les plus belles peintures sont celles qui naissent spontanément dans l’espace de leur imaginaire.

Certains, paraît-il, ne lisent pas de romans. Restent-ils cristallisés au sein d’une vision unique des choses ? Se pourrait-il qu’ils ne perçoivent pas tous les mondes parallèles glissant si près d’eux dans tous les romans ? Se peut-il qu’ils finissent par croire que seule existe la réalité des choses ordinaires ? D’autres veulent nous imposer son existence comme un dogme. Je suis trop scientifique pour ne pas penser que la perception que nous avons de cette réalité, dans laquelle nous sommes parfois figés, demeure imprégnée par nos fantasmes. Ne serait-elle pas en fait constamment modifiée, ajustée, affinée par eux ? Alors, pour bien prendre conscience du monde « dit réel » qui nous entoure, n’hésitons pas à nous plonger dans les romans et leurs fantasmagories. Lisons des romans. Laissons le rêve opérer. N’est-il pas le plus performant moteur de la création ? Et sans création que serait donc l’homme ? Avec les romans créons d’autres liens, d’autres routes pour prendre la mesure de ce qui se cache en nous. Ouvrons d’autres portes, pénétrons d’autres mondes, n’hésitons pas à reconnaître la nature des autres humains qui les habitent, et, au-delà de toute culture et de tout clivage, apprenons, grâce aux romans, à les aimer sinon à les comprendre.