Le livre sur le livre

Comment la trilogie Polynesia a-t-elle été construite ?

Même s’il est généralement vain de tenter d’expliquer son propre comportement, même si l’acte créateur reste toujours auréolé de mystères, la création de la trilogie Polynesia repose aussi sur un plan, une stratégie délibérée.

Mon objectif n’est donc pas ici d’évoquer des « pièces de puzzle » ou des « expériences professionnelles » telles qu’elles sont aussi décrites dans d’autres pages de ce site . Ces éléments, comme tout morceau de vie, m’ont évidemment beaucoup servi en tant qu’outils mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Et puis chacun a sa propre expérience, voilà tout.

Ce dont je vais parler ici est bien la « technique » que j’ai volontairement mise en œuvre pour construire Polynesia .

J’ai toujours eu envie d’écrire. Simplement, il me semble que je n’ai pas eu le temps, j’ai fait d’autres choses, ou bien je n’étais pas prêt, ou bien pas encore arrivé à Tahiti…

Car c’est à Tahiti que trois idées essentielles se sont révélées, trois idées explicitement fondatrices de la structure du premier tome de Polynesia . Il fallait que le livre :

  • comporte trois époques,
  • qu’il repose sur une certaine complexité,
  • qu’il existe un livre sur le livre.

Pourquoi trois époques ?

Parce que l’époque ancienne – surtout quand elle concerne la Polynésie – est source de mythes, de légendes et propice aux rêves. Il y a là des éléments très favorables à la génération d’histoires, d’aventures, flirtant toujours entre réel et imaginaire. J’aime cette technique consistant à engager le lecteur dans la découverte de faits réels, puis insensiblement, à l’entraîner vers l’imaginaire, sans qu’il perçoive bien où se trouve la frontière entre réalité et fiction.

Par ailleurs, la navigation à voile possède des caractéristiques uniques. Elle permet la découverte d’un monde (surtout en Polynésie) qui est resté le même depuis des siècles, voire des millénaires. Je parle surtout du paysage marin, océanique ou lagonaire, typique des lieux. Je ne parle pas bien entendu de l’environnement de Papeete mais « des îles » comme on dit aussi ici à Tahiti, deux mots qui transportent avec eux une certaine nostalgie des temps anciens et/ou évoquent parfois un isolement que l’on imagine difficilement à notre époque. Par exemple, il faut avoir navigué dans l’archipel des Tuamotu pour rencontrer des lieux quasiment inhabités donnant l’impression que l’on a remonté le temps, que l’on est revenu à une époque n’existant plus, celle où la découverte d’un atoll vierge, d’une île inconnue, était encore possible. Chose extraordinaire, le bateau à voiles permet aussi de voyager vers le futur ! Depuis une vingtaine d’années, les progrès technologiques sont tels qu’un voilier moderne comme le Toa Marama possède à la fois une très grande autonomie et des équipements électroniques et informatiques qui le font ressembler à une navette spatiale. Le paysage marin est souvent très beau, mais il est potentiellement dangereux par nature, peut se montrer extrêmement agressif (un peu comme l’espace) et pour vivre vieux marin il vaut mieux « arrondir les caps et saluer les grains ». Alors, si on navigue en Polynésie avec une machine du 21ième siècle, très vite on se prend à se demander si passé et futur sont si éloignés du présent.

Le premier tome de Polynesia (comme les deux suivants) aura donc une structure fondamentale, à savoir trois temps qui coexistent, se rapprochent et s’entrecroisent :

  • le passé d’il y a 2000 ans, l’époque de la naissance des mythes fondateurs,
  • le présent toujours lié à la navigation à voile,
  • un futur dans 3000 ans, suffisamment éloigné dans le temps et dans l’espace pour que la Terre puisse apparaître comme mythique.

Pourquoi la complexité ?

Parce que j’aime les défis. Le jour où j’ai commencé à mettre dans mon ordinateur les premières idées concernant le tome 1, des aventures structurées en trois temps et devant interagir, je me suis posé une question très banale : « Comment fonctionne un roman ? » Scientifique et convaincu de la puissance des théories, j’ai recherché s’il en existait une pour l’écriture. En fait, je ne suis pas persuadé qu’elle existe ; ou bien faut-il comprendre que l’acte créateur est si personnel que chaque auteur aurait la sienne, et donc qu’il y en aurait tellement que cela reviendrait à dire qu’il … n’y en a pas. C’est une raison suffisante pour ne pas avoir mis en tête de cette réflexion sur la genèse de Polynesia  : « Théorie du roman ». Ce qui aurait été non seulement très présomptueux mais en plus totalement faux. En revanche, peut-être aurais-je pu écrire : « Théorie Polynesia  » ?

Dans la « Théorie Polynesia  », le roman est complexe. Non parce qu’il doit être difficile à lire, surtout pas, mais parce qu’à partir du moment où trois époques coexistent, et que de multiples personnages s’agitent, la complexité est sous-jacente et il faut trouver un moyen de la gérer. Alors je tente toujours de la détourner pour qu’elle participe au contraire à la création de mondes multiples et au bonheur, pour le lecteur j’espère, de les découvrir. Je souhaitais aussi évoquer des grands thèmes classiques, comme l’amour, l’espoir, le pouvoir, la création et la mort, etc. Si je me suis souvent demandé comment un roman fonctionnait, c’est aussi sans doute parce que j’ai fait de la recherche en informatique et particulièrement en intelligence artificielle (plus auto-adaptative d’ailleurs que déclarative, pour les spécialistes). De ce fait, comme beaucoup de chercheurs dans ce domaine, je me suis interrogé sur la gestion de grandes quantités d’informations et de connaissances et sur les structures appropriées pour pouvoir les traiter efficacement dans un ordinateur.

Le livre sur le livre ?

Il existe un « maître » entre moi et le livre, quelque chose de niveau « méta », qui ressemble à un « livre » sur le « livre ». D’une part, j’utilise systématiquement des techniques et des stratégies bien définies pour l’écriture, et, d’autre part, et surtout, des réflexions compilées régulièrement, des données de toute nature, qui m’aident à la réalisation du livre. Sans ce « livre » sur le « livre », sans ce « maître » (évidemment aussi écrit par moi), j’ai le sentiment que je n’aurais pas pus écrire le tome 1 en un an.

Exemple de technique : Comment gérer trois époques en interaction, en développant les aventures de multiples héros et personnages, sans décourager le lecteur mais au contraire en l’intriguant ? Même si l’on dit que le premier lecteur est l’auteur lui-même, ce n’est pas tout à fait vrai. En tout cas, ce n’est pas du tout vrai pour Polynesia et pour une raison très simple : la fin de chaque livre a été écrite avant le début.

Les techniques d’écriture :

Ces différentes techniques d’aide à l’écriture sont pour moi la garantie de « tenir » l’histoire, tout en faisant le maximum pour que lecteur puisse bien cerner les enjeux, et s’identifier à la quête des différents héros, etc..

Aucun des livres de Polynesia n’a été écrit de manière linéaire, je veux dire chapitre après chapitre en commençant au début et en finissant à la fin. La trilogie a été écrite en utilisant en parallèle :

  • L’écriture immédiate des derniers chapitres du livre. La définition claire et précise de la fin. Une fin qui doit être une fin en soi, mais aussi une fin ouverte, appelant une suite.
  • La technique classique (déductive) de l’écriture. Commencer des chapitres, ou des séquences de chapitres qui s’enchaînent, la fin de l’un entraînant le début d’un autre.
  • Une technique inductive où, ayant écrit la fin du livre en tout début (une fin qui ouvre en grand les portes du rêve pour que le lecteur ait envie de les franchir et de rester dans l’ambiance «  Polynesia  »), je cherche ensuite comment atteindre cette fin en faisant converger les histoires vers elle.
  • Une technique d’écriture qui s’apparente à celle de « l’écriture automatique ». Ecrire cette fois sans plan, sans méthode (ou une méthode qui est de ne pas en avoir…) spontanément (enfin en étant quand même imprégné d’un certain contexte de Polynesia ) des passages poétiques, des chapitres forts, provoquant le rêve, l’étonnement. Puis les mettre de côté comme des pièces de puzzle, lesquelles finissent en général par trouver un jour leur place ici ou là.

Les réflexions stratégiques :

Les techniques suivantes représentent une partie importante du « maître » par le contrôle qu’elles imposent sur la génération des histoires à l’aide des techniques d’écriture précédentes. Ce sont elles qui ont intrinsèquement quelque chose de niveau « méta », leur réunion contribue bien à former un « livre » sur le « livre ». C’est une compilation régulière, quasi quotidienne, de données de toute nature, comme des connaissances et des métaconnaissances disponibles à tout moment :

  • La nature des interactions entre les trois époques : passé, présent, futur… et leur propre évolution au cours des chapitres. Qu’est-ce qui se rapproche ? Qu’est-ce qui s’entrecroise, à quel chapitre, et comment ?
  • Le suivi de trois styles d’écriture différents, appropriés à chaque époque : passé, présent et futur. Que chacun des trois styles ait une marque, une odeur reconnaissable, typique de l’époque. Le lecteur comprend immédiatement où il se trouve... enfin je l’espère.
  • La description précise des personnages et de leur personnalité, les généalogies, les lieux, les situations, les techniques utilisées, etc. Un monde pour chaque époque.
  • L’organisation des chapitres, comment ils se situent dans la répartition nécessairement linéaire du livre-objet.
  • S’efforcer de se mettre à la place du lecteur. Comment perçoit-il l’évolution des enjeux, la nature du suspens. Perçoit-il les codes plus ou moins cachés et donnant certaines clés de l’histoire ?
  • La gestion, parfois délicate, de l’intégration dans le texte de connaissances intéressantes mais pouvant apparaître comme difficiles, ou trop spécialisées. Comment ne pas ennuyer le lecteur avec des réflexions trop « philosophico-scientifiques » ? Des questions concernant l’existence du temps, les structurations de la matière, ou de la mémoire, ou les modèles utilisés par les anthropologues ? Etc..
  • La recherche régulière de documentation, ou encore la découverte de domaines susceptibles d’intriguer le lecteur. Exemples : quel avenir pour la Terre, comment parler des découvertes continues d’exoplanètes, sans tomber dans des aspects scientifiques trop rébarbatifs, etc..

En résumé :

« Théorie Polynesia  » :

  • Définir trois époques passé, présent, futur, en interaction.
  • Avant toute chose, commencer par écrire la fin.
  • Utiliser trois styles caractérisant les trois époques.
  • Utiliser en même temps différentes techniques d’écriture collaboratrices, déductive, inductive et automatique.
  • Parallèlement au livre, écrire un livre sur le livre.