Vibrations sous-marines et autres tremblements

Il me semble que j’ai toujours connu la mer.

À la fin des années quarante, j’ai provoqué quelques frayeurs à mes parents. J’étais très attiré par l’eau. Sur la grande plage des Sables d’Olonne, j’échappais à la surveillance de ma mère ou de ma grande soeur et me précipitais vers les vagues. Je plongeais en elles avec bonheur, mais je ne savais pas nager. Mes parents ont fini par prendre une sage décision. Plutôt que de me contraindre, avec pelle et seau, à faire des pâtés de sable, ils ont fait intervenir un maître-nageur. À sept ans, je nageais comme un poisson et j’adorais aller où je n’avais plus pied.
Bien plus tard, je devais avoir quinze ans, j’ai commencé à faire de la chasse sous- marine, essentiellement dans les eaux turbulentes et les rochers proches de la grande jetée nord des Sables d’Olonne. À vrai dire, je ne savais pas encore attraper des poissons avec un fusil sous-marin. Alors, je me rabattais sur tout ce qui rampait dans les fonds. À cette époque, le matériel était spécial. Les palmes… on aurait dit des espèces de bottes un peu plates au bout. Quant au masque, il vous emprisonnait le nez et la bouche, et, sur le dessus, il y avait une sorte de tuba se terminant par une cage en réduction contenant une balle de ping-pong, censée servir de soupape pour empêcher l’eau d’entrer ! En plongeant, on trouvait facilement araignées de mer, tourteaux et balleresses (étrilles). J’avais ficelé sur la chambre à air d’un pneu de voiture servant de bouée un immense sac à patates, par l’ouverture duquel j’introduisais mon butin. Je ne rentrais à la maison que lorsque le sac était plein. Évidemment à chaque fois ma mère se demandait que faire avec tous ces crabes ! Même en en donnant aux voisins, il en restait encore ! Maintenant, la famille citoyenne ferait une leçon d’écologie avec force remarques sur la survie des espèces en voie de disparition au garnement qui oserait revenir de la côte en traînant un sac de vingt kilos de crabes ! Impossible, diriez-vous, il n’y en a plus ! C’est de ma faute !
Les choses ont commencé à devenir sérieuses quand, en 1983, je suis devenu propriétaire d’une maison à l’île de Ré. Mon expérience se développant et la technologie aussi, je partais trois heures avant la marée basse pour rejoindre le Lizay, cette partie rocheuse de la côte nord de l’île, à proximité du phare des Baleines. Là, c’était le grand jeu : combinaison, palmes, masque et tuba performants et redoutable fusil à air comprimé. Certaines années, je rapportais toujours des poissons, bars, mulets, vieilles, etc. Suffisamment lesté, j’avais appris à bien rester au fond pour ajuster mon tir, que je ne déclenchais que lorsque j’étais certain de toucher l’animal. Quand je tombais sur un banc d’une trentaine de mulets en train de brouter, je reculais doucement pour ne pas les effrayer, et, après avoir pris quelques repères dans la configuration des roches, je remontais en surface. Je plongeais un peu plus loin, et revenais sur les lieux en nageant quasiment collé au fond. Eux étaient toujours là. Je pouvais les voir à quelques mètres de moi, je savais que je ne disposais que de quelques secondes avant qu’ils ne prennent conscience de ma présence. Si je me positionnais correctement, je pouvais arriver à embrocher d’un seul coup sur ma flèche deux ou trois poissons. Un jour, je suis tombé nez à nez avec un requin peau bleue. Je l’ai tiré à bout portant sans réfléchir. La flèche l’a traversé de part en part juste derrière la tête. Le squale a provoqué une telle agitation que je ne voyais plus rien. À ma flèche était amarrée une cordelette très solide de 3mm enroulée sur un moulinet fixé au fusil. J’ai laissé filer les vingt mètres de bout, et péniblement j’ai fini par ramener l’animal à la côte. Il faisait environ deux mètres. On l’a découpé en morceaux, la famille a mangé du requin pendant un mois ! J’ai commencé à me poser des questions quand je me suis rendu compte que je ne chassais plus que pour la performance. Il y avait en moi quelque chose qui n’était plus de la nature d’un simple prédateur quand j’appuyais sur la détente, quelque chose qui me semblait à la fois jubilatoire et malsain. J’ai commencé à réduire mes prises, à ne tirer que deux ou trois poissons, pas dix ou quinze ! D’autres événements sont restés très ancrés dans mes souvenirs sous-marins.
Dans ces lieux où j’allais chasser, il m’arrivait de plonger avec bouteille, sans fusil bien évidemment. Ceux qui ont, comme moi, à la fois l’expérience de la chasse et de la plongée savent combien ces deux mondes sont différents. Était-ce dans l’air du temps ? Était-ce une question d’âge ? Toujours est-il que, sans abandonner complètement la chasse, je suis devenu plus contemplatif.

C’est l’époque où je me suis construit un caisson étanche pour mon appareil photo, et où j’ai réussi quelques clichés en Méditerranée… Oh ! rien d’extraordinaire mais la « gâchette » de prise de vue me posait moins de problèmes d’éthique.

Ma fille avait dix ans quand, la tenant par la main, je l’ai emmenée, à partir d’une plage en pente douce avec bouteille de plongée dans le dos, dans deux mètres d’eau. Elle était rayonnante. Elle est devenue depuis biologiste marin et monitrice de plongée.

Un jour, alors qu’elle avait depuis longtemps dépassé le maître, nous avons plongé ensemble en Bretagne, au large de l’île d’Hoedic. Cette fois, c’est elle qui me guidait. Au tout début de cette plongée, nous sommes tombés par vingt mètres de fond sur une flèche de fusil sous-marin manifestement perdue par un chasseur. Mon premier réflexe fut de vouloir la ramasser. Ma fille me fit alors des gestes pour m’en dissuader. Je ne comprenais pas pourquoi, ni ce qu’elle voulait me dire, mais j’obéis. Quand nous avons refait surface, elle m’a expliqué que si, pendant toute notre balade sous-marine, j’avais porté cet « ustensile » agressif, les poissons ne nous auraient pas approchés comme ils l’ont fait. Il arrive que les enfants apprennent des choses aux parents.

Et puis, je suis venu travailler à Tahiti et tout a changé. À bord de mon bateau, le Toa Marama, il y a toujours un fusil sous-marin. C’est celui de mes dernières années de chasse sur la côte atlantique. Cela fait dix ans qu’il est dans mon bateau. Je ne l’ai jamais utilisé. Les lagons polynésiens sont encore assez souvent comme on les imagine. Dans ces lagons aux eaux cristallines, les couleurs des coraux, comme celles des poissons papillons, des poissons clowns, des poissons picassos, des poissons trompettes, des poissons perroquets et de tous les autres, sont extraordinaires. Ces poissons coralliens sont peu farouches. Ils viennent réellement manger dans la main si on leur offre du pain. Comment dans ces conditions penser un seul instant à les tuer ! Jamais plus je n’appuierai sur la détente d’une arme sous-marine.
Ce que j’aime avant tout, ce sont les balades en surface avec palmes, masques et tuba, sans montre, tranquillement, avec l’impression de voler au-dessus des multiples formes coralliennes, des corolles, des ombrelles, des arborescences, des tunnels et des cathédrales dans lesquels vivent tous mes petits amis. Car sait-on que les poissons des coraux sont sédentaires ? Beaucoup d’entre eux ne s’éloignent jamais de plus de trente mètres de leurs coraux familiers. Alors, quand régulièrement nous allons mouiller à nos places préférées, je sais qu’il me suffit de me mettre à l’eau pour, à peu de distance du bateau, retrouver mes copains du lagon.

Mais, si la Polynésie française, ses archipels, ses îles et ses lagons me marquent, même s’ils me font voir autrement les fonds marins, je ne pourrais jamais oublier ce que j’ai observé un jour, vers le milieu des années soixante-dix, au large de la côte nord de l’île de Ré. Alors que j’étais parti chasser au Lizay dans l’un de mes endroits habituels, j’ai été témoin d’un phénomène exceptionnel. Vers midi, je rentrais en nageant en surface avec deux magnifiques bars accrochés à ma ceinture. Bientôt, il n’y eut plus sous moi que cinq à six mètres d’eau, et, petit à petit les fonds remontant lentement, je vis apparaître les lentes oscillations des laminaires. Ces grandes algues, comme souvent, formaient de vastes forêts. Puis, les longs rubans se firent plus rares et je pus admirer les belles couleurs ocre tirant sur le rouge de la roche. Je fus stupéfait ! Il y avait des crabes partout ! Jamais je n’ai vu de gros tourteaux se balader hors de leur trou ou de leur faille. Ils s’y calent et s’y coincent d’habitude si efficacement qu’il est inutile de vouloir les en sortir ! Mais que faisaient-ils donc ainsi hors de leur habitat ? Je n’ai rien à dire sur la suite de la journée, je n’en ai pas gardé le moindre souvenir. C’est de la nuit que je me souviens, et je ne suis certainement pas le seul. Vers minuit, je me suis réveillé en plein cauchemar. Un train express était en train de passer à grande vitesse dans le couloir de notre maison. Les murs de la chambre vibraient incroyablement et j’ai cru que le bandeau du haut de la vieille armoire allait me tomber sur la tête. Mais je ne rêvais pas ! Tous les habitants de Sainte-Marie de Ré se sont retrouvés dehors, en chemises de nuit et pyjamas, pour commenter l’événement qu’il fallait bien identifier comme étant un tremblement de terre. Oh ! pas très puissant : quelque chose comme 4,5 sur l’échelle de Richter. Il y eut quelques murs en pierre entourant les « clos » fissurés mais rarement tombés.

C’est alors que la balade océane des tourteaux du Lizay me revint en mémoire. Douze heures avant le séisme, ils étaient tous sortis de leurs trous comme s’ils avaient compris qu’il était peut-être plus prudent de ne pas faire comme les humains, c’est-à-dire rester dans les maisons.

C’est l’été 1975 que le rêve du premier bateau est apparu. Sur la plage de Sablanceaux à l’île de Ré, je regardais une petite vedette s’approcher lentement du rivage. La vie était bien engagée pour moi. Marié, père de deux enfants, j’étais enseignant-chercheur à l’université Paris XII. Je connaissais bien la mer par le dessous mais seulement un peu par le dessus. Grâce à un cousin, j’avais une petite expérience de dériveur, mais il était temps de passer aux choses sérieuses. J’ai commencé à regarder dans toutes sortes de revues nautiques les bateaux à moteur. Très vite, j’ai pris conscience que les vrais bateaux, c’étaient les voiliers. Je suis alors parti à la recherche du voilier idéal, pas trop grand mais habitable quand même, connu et ayant fait ses preuves, facilement revendable car on ne sait jamais... Bref, au salon nautique de décembre, la commande d’un 25 pieds (Sangria de chez Jeanneau) était signé. Je le baptisai « Altaïr », alpha de l’aigle pour les spécialistes. Je passai l’hiver plongé dans la « bible », le fameux cours de navigation des Glénans, et à Pâques 1976 « Altaïr » se retrouvait dans le petit port de Saint-Martin de l’île de Ré.

Ci-dessous, les équipiers de mes premiers bateaux, ma fille Isabelle et mon fils Frédéric.