Une paradoxale histoire de bouchons

Vers la fin des années 80, alors que je travaillais en recherche dans des domaines liés à la Vision Par Ordinateur (VPO), j’ai reçu dans mon laboratoire universitaire à La Rochelle un ingénieur qui travaillait pour les grands crus de cognac du sud-ouest.

« Le cognac est un produit de luxe  », m’a-t-il dit. « Quand on débouche une bouteille de cognac, la face du bouchon qui apparaît est celle qui a été choisie manuellement par un ouvrier portugais - les Portugais sont de grands spécialistes du liège. Ce choix a été fait en fonction de deux critères : la beauté de la face et ses qualités mécaniques. Il s’agit là d’une manipulation très fastidieuse et nous nous demandons si elle ne pourrait pas être automatisée.  »

En discutant avec cet ingénieur, je me suis évidemment rendu compte qu’il était impossible de demander à l’ouvrier comment il procédait pour trier ses bouchons, la simple question des qualités esthétiques d’une face de bouchon en liège soulevant de vastes problèmes bien connus par les chercheurs travaillant sur ces questions : Il est impossible à un être humain d’expliquer comment il fait pour reconnaître des objets du monde réel.
Cette question soulève une remarque qui semble paradoxale :

« Si on ne sait pas comment on fait, alors comment programmer un ordinateur pour le faire ? »

Ce paradoxe me rappelle une anecdote. Un jour, l’un de mes pères en informatique, qui était directeur de l’Institut de Programmation de l’université Paris VI et grand spécialiste de Reconnaissance des Formes, m’avait dit :

« Les oiseaux volent et les avions aussi. Les oiseaux ont leurs domaines de compétences, les avions aussi. Cependant on n’a jamais vu un oiseau transporter cinquante tonnes de bananes depuis les Antilles jusqu’en France !  »

En fait le problème n’est pas de savoir « comment fait » l’ouvrier pour trier les faces de ses bouchons, le problème est d’arriver à « faire aussi bien que lui », sinon mieux, peu importe la méthode utilisée. Par ailleurs, on remarquera que si nous ne possédons aucune méthode pour expliquer comment fait l’ouvrier, alors pourquoi ne pas imaginer que le processus développé dans l’ordinateur qui le remplacerait ne serait pas un « pas trop mauvais » modèle de ce qu’il fait …

Bref, nous sommes arrivés à programmer un ordinateur pour faire aussi bien que l’ouvrier… mais dix fois plus vite que lui !

Si ces questions liées au paradoxe de la VPO vous intriguent, voyez donc
« A l’origine était SARAH… »
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